DISCOVERDOSE : LE RETOUR DU DISCO M’A TUER

Un fléau ne venant jamais seul, 2020 nous aura permis de savoir que l’on peut survivre à des frelons géants, à un virus qui ne sort qu’après 21h et à Gérald Darmanin. Nous voilà en plus confrontés à l’énième “retour du disco” tel que fantasmé par un public confiné passant subitement de « Zoom » à « Soul Train ».
Mais pourquoi diable a-t-on tant besoin du disco ? Kylie Minogue, Jessie Ware et Róisín Murphy semblent avoir une idée différente sur la question.
2020, L’ODYSSÉE DU DISCOVID
Il faut croire qu’elles ont toutes eu la même idée. “Elles” ce sont les auto-proclamées divas du dancing qui, cette année, nous ont gratifié d’albums “dansants”, “festifs”, “délicieusement rétros”, “qui sentent bon la boule à facette”, choisissez le cliché qui vous plaît le plus.
Lady Gaga, Doja Cat, Dua Lipa, Kylie Minogue, Jessie Ware ou Róisín Murphy, l’étiquette “à paillettes” de ce Discovid remet surtout en lumière l’affrontement de deux discos : celui, originel, né d’une volonté de libération des carcans imposés par une société blanche hétéronormée, et sa version édulcorée, vidée de tout son sens et de ses aspérités par une culture dominante qui ne sait que piller. Je vous laisse deviner celle qui a perduré.
C’EST QUOI LE DISCO ?
Je vous vois venir, pas la peine de vous étrangler avec les lacets de vos patins à roulettes.
Bien sûr qu’ABBA c’est sympa, que les magnolias sont toujours là et qu’il y a ceux qui veulent mourir fusillés de laser devant une salle comble.
Mais le disco c’est historiquement une révolte, une volonté de s’affranchir des carcans. Musicaux d’abord, en s’opposant frontalement aux formats radios de la pop et du rock du début des 70’s et en épousant des titres qui durent, qui s’étendent, qui semblent ne jamais vouloir finir, comme si l’on voulait repousser au maximum le retour à une réalité qui ne veut pas de nous (cf. les 17 minutes d’orgasme de Donna Summer dans Love to Love You Baby). On s’y affranchit aussi de la structure couplet/refrain avec le recours massif aux boucles rythmiques qui tournent à l’infini et aux ad libs, ces pirouettes vocales vaporeuses que rien ne semble contenir (voir Love Hangover de Diana Ross). On se crée un espace dans lequel on reprend le contrôle quand toute la société cherche à vous modeler, à vous contraindre.

Le public qui danse lors de l’émission « Soul Train » (circa 1970)
C’est une libération sociale, sexuelle, musicale qui s’oppose à la culture wasp dominante. C’est une musique de noirs, de femmes, de queers qui cherche à sublimer son désespoir.

Diana Ross, Sylvester et Donna Summer
Il y a dans le disco cette indissociable noirceur qui pousse à lever la tête vers la lumière.
Ce n’est pas, comme on veut nous le faire croire, une musique superficielle qui n’est faite que pour faire danser et abrutir. C’est un exutoire, une catharsis pour ceux qui la chantent comme pour ceux qui la dansent. Se retrouvent sur le dancefloor tous ceux qu’on ne veut pas voir, dans une communion vouée à exorciser ce sentiment de ne pas avoir sa place. On est bien loin de Frida et Agnetha qui se secouent le sequin sur Waterloo…

ABBA (circa 1970)
DISC’OÙ ES-TU ?
Mais alors que s’est-il passé? Tout bascule à la sortie du film Saturday Night Fever, en 1977. Héroïque, torride et flamboyant, John Travolta est celui par qui le public blanc pourra enfin se frotter à cette musique de dépravés. Tout explose, de tous les côtés de l’Atlantique. Chez nous, c’est la grande époque des reprises à tout va. Standards de la soul américaine à la sauce frenchy disco (merci Cloclo), naissance de spécialités locales au rayonnement international comme “l’italo-disco”… la machine à piller tourne à plein régime. On vide le disco de sa substance révolutionnaire, on le sort des clubs queer pour en faire un produit glamour auquel tout le monde veut s’associer. La fin des 70’s verra même les grands noms du rock bien viril se lancer dans l’aventure à paillettes : Rolling Stones, Rod Stewart, KISS ou The Who, tout le monde y va sans savoir pourquoi.

Claude François et les Clodettes
On réduit alors le disco à un bonbon édulcoré que les masses peuvent s’approprier le samedi soir et revenir à leurs vies privilégiées dès le lundi matin. Les années 75-80 sont tellement saturées de disco que le public en arrivera à l’overdose à peine la décennie franchie.
“Disco sucks” devient, dès 1980, le discours qu’il faut avoir si l’on veut être cool.
RING, MA BELLE
À l’heure où les portes des clubs se sont fermées et où socialiser est assimilé à être irresponsable et risquer la mort, c’est dans l’imaginaire du disco que les pop stars ont à nouveau été chercher des ouvertures. La fête comme exutoire, l’insouciance en balance, c’est ce que l’Histoire semble avoir retenu du disco, quitte à le réduire à sa plus simple expression.
Pour Kylie Minogue, Sainte Donna lui serait apparue pendant le confinement du printemps.
Visitée par la grâce à paillettes, celle qui a pourtant bâti toute sa carrière sur les cendres de ce genre en tire un album subtilement nommé DISCO (oui, en majuscules) où elle s’affiche avec un maquillage visible – telle la Grande Muraille de Chine- depuis l’espace. Côté son, c’est un vide intersidéral : des basses feignantes, des claviers irritants, une voix plus traitée qu’une piscine municipale, on l’a connue bien plus disco quand elle n’essaye pas de faire du disco. Oh, bien sûr, la plupart des titres sont efficaces. Mais ils révèlent surtout une méconnaissance fondamentale de la mécanique du disco, du travail des loops, de la percussion qui pourchasse la basse, des cordes qui ramènent une gravité essentielle à l’équilibre.
Chez Jessie Ware, les devoirs ont été faits.
Mûri, réfléchi, étudié, What’s Your Pleasure est une exploration minutieuse de la décennie seventies dans toute sa complexité. Le beat est fiévreux, délicieusement traînant, comme un frottement de satin contre une barre de pole dance. De piste en piste, elle joue avec les harmonies, se meut dans les boucles rythmiques et réussit, par le travail des cordes et des cuivres, à donner une densité émotionnelle à des titres aussi efficaces que touchants. Un travail érudit sur l’essence du disco, ses contradictions et sa force, à des années lumière des gros sabots pop que l’on veut raccrocher au wagon à paillettes. Les visuels sont sublimes, empruntant à Bianca Jagger et Pat Cleveland jusque dans la lumière brute écrasant les pommettes, comme si on l’avait immortalisée avec un Polaroïd.
Enfin, impossible de parler disco sans en honorer sa prêtresse. Róisín Murphy.
Celle qui danse avec les braises du genre depuis plus de deux décennies (Sing It Back de Moloko, c’était elle), impose avec Róisín Machine une capsule temporelle si parfaite qu’on a du mal à la croire actuelle. Un album conçu comme un DJ set, où les morceaux s’étirent les uns dans les autres, les boucles se répètent à l’infini, les harmonies se décuplent. C’est disco jusque dans la perruque Mireille Darc et les clips aux hallucinations visuelles. C’est une masterclass en discology donnée par une artiste née par les clubs et qui se fout de répéter la même phrase sur la même boucle pendant 8 minutes.
DU DISCO AU DISCOURS
Le problème n’est donc pas de faire du disco en 2020. Tout est question de respect, de travail et d’humilité. Il est aussi question d’admettre que ce genre musical a été victime de l’appropriation culturelle par une culture dominante, culture qui a fini par le tuer.
Le disco ne peut renaître pour nous sauver de nos angoisses qu’à condition de lui rendre son pouvoir de révolte, sa capacité à rassembler.
S’il est difficile d’imaginer aller manifester contre les violences faites aux femmes sur le son de Macho Man, le disco a pourtant beaucoup à nous apprendre sur la façon de déconstruire des systèmes établis pour inventer un langage propre à nos luttes. Parce que oui, faire la fête est une révolte et le dancefloor, un pavé. Alors, en attendant de pouvoir retourner crying at the discotheque, ne nous laissons pas berner par les fausses Dancing Queens.
LE POINT MODE DE DANA
Grosse ambiance dancefloor sur les podiums également, comme chez Isabel Marant qui, pour le printemps-été 2020-2021, présenta une collection de « party girl » aux codes discos étincelants. Entre des danseurs en sueur déambulaient des lianes blasées, dont les micros robes à paillettes répondaient aux plus belles heures du Studio 54. À croire que plus le Covid nous enlise, plus le Disco nous embrase…
- Isabel Marant, PE21
- Isabel Marant, PE21
- Isabel Marant, PE21