PASSION CHAUSSURES DE PUTE

Allez, avoue : est-ce que tu peux affirmer que l’envie de t’habiller « comme une pute », de danser « comme une pute » ou de choper « comme une pute » ne t’a jamais traversé l’esprit ? C’est pas grave mon petit chat, on est entre nous, tu peux tout me dire. Mieux : je te l’affirme, on se l’est tous dit… parce qu’on en est tous une.
On a tous en nous quelque chose de tarifé.
On fait tous, d’une manière ou d’une autre, de la prestation de service contre avantages en nature, ou en liquide.
L’an passé, je retrouvais ma pote Margaux en terrasse qui, exaltée par mes bottines rose shocking à talons aiguilles, m’accueillit par un tonitruant « WO PUTAIN ces chaussures de PUTE !! » suivi d’un « TU ME DIS TOUT DE SUITE OÙ TU LES AS ACHETÉES !! » menaçant. Nos voisins de table étaient hypnotisés. Les filles poussaient de petits gloussements girlies et les mecs m’envoyaient des sourires pas très catholiques. Sans surprise, mes chaussures étaient un succès. Mais pourquoi « de pute », en fait ?
OBSESSION CHAUSSURES DE PUTE
Je les repère direct, je les achète aussi sec, je ne les porte jamais. Plus de l’ordre du TOC que de la raison, mon obsession pour les chaussures de pute signe ma perte financière et va à l’encontre totale de ma sempiternelle dégaine jean/baskets.
Je pourrai même les acheter sur internet : quand on tape « chaussures de pute », Google affiche des milliers de talons ASOS, Spartoo ou Sarenza. On est sur de la catégorie, quoi.

TOUT CE QUI BRILLE
Dans l’inconscient collectif, la prostituée a un uniforme composé de deux pièces incontournables : une robe ras l’origine du monde et des chaussures plus hautes et plus clinquantes que le commun des mortels. Talons aiguille vertigineux, plateformes, cuissardes, cuir, métal, clous, strass, rouge, or, noir, léopard, lacets, crochets… il faut que ça brille, que ça excite, que ça se voie.
Contrairement à la gentille mère de famille, la prostituée se moque bien du confort de ses pieds tant que ses pompes font bander. Les précieux souliers qu’elle arbore exagèrent les signes extérieurs de féminité, quitte à les caricaturer. Le féminin devient glamour, le glamour, sexy, le sexy provocant, le provocant… un appelle au sexe. Chaussures de pute aux pattes, elle se met en marge du modèle féminin « respectable » et incarne son exact contraire : le féminin vulgaire.
Pourtant, il ne s’agit que de taille de talon et d’ornementations qui poussent les codes culturels de l’esthétique féminine à leur paroxysme.
La différence entre la maman et la putain se joue-t-elle à quelques centimètres de talon aiguille ? Oui. Et au confort aussi.
THESE BOOTS ARE NOT MADE FOR WALKING
La fonction première d’une chaussure ? Protéger la peau des pieds des menaces du sol et du climat, bref, c’est un élément du vestiaire indispensable au déplacement piéton. Ça c’est pour la théorie.
En pratique, les chaussures dites « de pute » sont inconfortables au possible. Trop hautes et trop cambrées, elles ornent le pied à merveille mais ne sont sûrement pas faites pour courir après le bus, son chèque, ses gosses, son ex. Tu veux marcher ? Va chez Camper.
La chaussure qu’on ne porte que pour décorer sa petite personne existe depuis que le monde est monde. Les musées en regorgent et laissent les experts perplexes. Alors oui, elles envoient de la perle ! Mais peut-on marcher avec ? Niet. « Des siècles de talons vertigineux, de plates-formes démesurées, de bouts s’achevant en spirale ou en « bec-de-cane », jusqu’à modifier les formes et les proportions naturelles du pied et engendrer des démarches boitillantes, laissent perplexes quant à l’usage premier de cet accessoire. » dixitDenis Bruna, commissaire de l’exposition « Marche et démarche. Une histoire de la chaussure » au musée des Arts Décoratifs de Paris jusqu’au 23 février 2020.
L’Europe occidentale du XVIIème siècle en est un merveilleux exemple : produit de luxe, la chaussure ne sert pas à marcher mais à se faire voir. Le plus souvent pieds nus, ce ne sont que les pauvres qui arpentent les rues. La haute société voue un culte aux touts petits pieds fins que l’on contraint par des systèmes barbares pour qu’ils ne grandissent pas.
Plus ton pied est petit, plus tu pèses et plus il faut mettre en valeur cette supériorité sociale par un accessoire qui attire tous les regards, au même titre qu’un collier habillerait le cou. Surenchère de modes, de couleurs et de formes, matières de luxe, broderies, pierreries, boucles, talons plus ou moins hauts, pour de vrai ou pour de faux… les chaussures coûtent une tonne, et tout est possible. Rien à foutre du confort, de la solidité et du pratique tant que ça brille. Vous avez dit chaussures de pute ? Oui.

DIS MOI COMMENT TU MARCHES, JE TE DIRAI QUI TU ES
Dans Ancien Régime toujours, marcher est un signe extérieur d’infériorité sociale si bien que courtisans et aristocrates se trimballent en chaise à porteurs H24, même à l’intérieur. Les femmes de haute naissance, quant à elles, restent enfermées à la maison et assises. On n’utilise pas ses pieds histoire qu’ils restent les plus petits possibles.
Quand il fallait bien se résoudre à poser le pied par terre, on se rendait vite compte qu’il était compliqué d’avancer avec ces accessoires décoratifs sans semelles ni différence pied gauche/pied droit. Alors on ne marchait pas, on glissait.
Cette démarche, contrainte par la chaussure et improbable à nos yeux, est devenue un marqueur social de l’époque. Mais la chaussure peut également créer une démarche toute autre jusqu’à, parfois, devenir érotique. C’est vrai pour les geisha et leurs geta vertigineuses mais aussi pour les talons aiguille apparus dans les années 50. Dans les deux cas, la démarche des femmes est entravée si bien qu’elles sont peu mobiles, disponibles et doivent se tortiller pour avancer. Et Dieu créa la femme objet.
50 NUANCES DE FEMMES
Au fil des décennies, des guerres et de la libération sexuelle, les talons des femmes se dessinent autrement. Les années 70 transforment les talons aiguille en chaussures compensées, plus confortables, mais n’effacent pas ce qui caractérise la féminité du pied : qu’il soit haut perché. Quand Yves Saint Laurent casse la baraque avec son premier smoking pour femme, elle reste affublée de talons. Tout est dans la démarche…
C’est l’avènement de l’unisexe dans les années 80/90 qui marque un véritable schisme. Sur les podiums, deux modèles s’opposent alors : la femme Versace ou Montana, conquérante et talons hauts, versus la femme Calvin Klein ou Esprit, casual et chaussures plates. Plus confortable, plus carré, plus sobre, le talon se porte sous sa forme « business ». La chaussure plate se fait plus sport, et, après le chapeau, la cravate, le pantalon et le jean, c’est la dernière pièce de la garde-robe masculine qui intègre définitivement le vestiaire des femmes. Libérées, délivrées, elles peuvent enfin marcher sans rouler des fesses, courir, se déplacer à leur aise, faire leurs propres choix… Hallelujah.
Campagne Gianni Versace, années 80 Campagne Gianni Versace, années 80
Campagne ESPRIT, années 80 Campagne ESPRIT, années 80
Mais c’est à cette période précise que l’on marque au fer rouge les chaussures qui nous occupent, que l’on associe aux prostituées les paires qui ont tant fait souffrir nos aînées. Et les codes esthétiques ont changé. En plus d’être un calvaire, elles sont jugées vulgaires.
Chaussures de « pute » aux pieds, tu es ostracisée.
Alors que la majorité des femmes optent pour le confort (parfois au détriment du style), de grands couturiers, comme Thierry Mugler, en font un symbole de femme puissante qui maîtrise sa sexualité. Alors que les talons hauts et clinquants deviennent socialement dégradants et la femme qui les porte, suspecte, l’esthétique drag queen en fait le signe d’une féminité triomphante, quasi surnaturelle.

DE ÉRAM À LOUBOUTIN
Je suis tombée sur cette publicité Éram de 1989 qui joue justement sur cette opposition.
Inimaginable aujourd’hui, elle met en scène des prostituées chaussures Éram aux pieds. Putes aux chaussures respectables ou femmes actives qui s’encanaillent ? La marque brouille délibérément les pistes et perpétue le mythe, contribue à faire du terme « chaussures de putes » une catégorie à part entière (au même titre que les ballerines, les bottes ou les baskets), à le rendre cool et populaire, à le faire entrer dans le vocabulaire en évacuant, peu à peu, son aspect sulfureux.
Et puis il y a les griffes qui se sont taillées une réputation en créant des chaussures de pute d’exception. À Paris, les vrais connaissent LE temple de la chaussure de pute par excellence, Barracuda, non loin du quartier de Pigalle dont les sex shop regorgent d’escarpins plus bitchy les uns que les autres.
Mais il y a aussi Christian Louboutin. Qui ne connaît pas le docteur ès semelles rouges qui s’est fait une spécialité des talons qui flirtent avec la vulgarité ?
« Un jour, la richissime et élégante Américaine Nan Kempner m’achète une paire de souliers et me dit : “C’est vraiment une paire de chaussures de pute, j’adore !” ».
Christian Louboutin pour Madame Figaro
Tout le génie du mec repose là : son modèle iconique, l’escarpin en cuir vernis noir et semelle rouge, s’appelle « Pigalle ». Avec ses couleurs fétichistes et son talon aiguille, il a fait entrer la chaussure de pute dans le monde du luxe.
Très fine, la chaussure Louboutin fait un mal de chien. Aucun intérêt d’en choisir des basses, la Louboutin se porte avec un talon de 12 cm minimum, point barre. Pointue et ultra décolletée, elle crée un coup de pied à se pâmer. Très chère (pas moins de 550 euros la paire), elle opère une sélection naturelle et fait de la chaussure de pute le nouveau cadeau de Noël.
Tant qu’à faire, Cricri d’Amour pousse le curseur encore plus loin : en 2007, il s’acoquine avec David Lynch et crée de véritables paires fétichistes. Capturés par le réalisateur dans une série de photos ambiance « maison close », les modèles « Ballerina Ultima » et « Fetish Fakhir » sont des chefs d’œuvre d’érotisme lubrique.


CHAUSSURES DE PUTE, CHAUSSURES DE REINE
Avoir envie de se sentir bombesque jusqu’au bout des ongles incarnés est tout à fait naturel. Et le génie humain sait rendre le pied sexy. Il y a toujours un styliste en roue libre qui réussit à intégrer une paire de chaussures de pute à une collection grand public. Quand tu vas chez André, Bata ou Minelli, tu la repères direct, détonante dans la multitude, qui t’appelle à corps et à cris. Trop haute, trop cambrée, trop bariolée… le mec qui l’a créé s’est complètement lâché. Les clichés ont la vie dure et, en 2019, on glousse toujours de joie/honte devant un escarpin ravageur. Du monde pour l’essayer, personne pour l’acheter.
Pourtant, certaines assument, les achètent et à « chaussures de pute » répondent « chaussures de reine ». Il faut se réapproprier ce modèle. À l’heure de #metoo et où les agressions sexuelles deviennent un enjeu public, pourquoi laisser au placard nos paires les plus érotiques ? Il faut se balader avec, aux pieds, ces armes de destruction massives. Il faut en investir les rues, défiler. Quand on arrive à aligner 3 pas, le monde s’arrête et ce n’est plus une femme qui est en marche, mais une panthère caressante, une déesse menaçante.
On a le monde à ses pieds quand on est haut perchée.
La démarche déroute, choque autant qu’elle envoûte et, à travers les chaussures c’est la femme qu’on accuse. Féminité outrancière, assurance de sorcière, sexualité en marche, la chaussure de pute est l’apanage de celles qui sont pas là pour enfiler des perles. Cachez ces shoes que je ne saurai voir ? Non. Démocratisons ces chaussures chefs-d’œuvre, assumons notre sexualité de femme plutôt que de nous fondre dans le vestiaire masculin pour ne pas tenter le diable.
« Si vous êtes triste, ajoutez plus de rouge à lèvres et attaquez » avait dit Coco Chanel. Je crois que monter sur des échasses qui brillent et marcher comme une queen fait également le taf. Marcher comme une « péripatéticienne » en fait, du grec ancien peripatetikós qui signifie littéralement « celle qui marche ».
Who runs the world ? Les putes !
Queen B a le monde a ses pieds
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